Et l’Europe sous-développa l’Afrique… (Walter Rodney)
Continuons la lecture (pour la majorité) ou la relecture (pour une infime minorité) de ce bijou qu’est l’ouvrage du chercheur et militant Panafricaniste Walter Rodney (1942-1980), ouvrage dans lequel il a abordé en profondeur la manière avec laquelle l’Europe sous-développa l’Afrique.
Ce livre écrit en 1971 n’a rien perdu de sa saveur 43 ans après. Les noms des dirigeants ont changé, les salaires africains ont connu une certaine revalorisation, il y a un peu plus de droits pour les travailleurs et les populations africains, mais fondamentalement, nous sommes et demeurons le lumpenprolétariat du monde. Malgré les sacrifices consentis, malgré le sang qui a coulé, nous en sommes là à faire certains constats, comme si nos horloges s’étaient tantôt arrêtées à février 1885 ou encore au 31 décembre 1960.
Il y a aujourd’hui des entreprises maghrébines qui s’installent au Sud du Sahara qui recrutent des cadres de Kama en Europe. Combien de frères qui vont y postuler claquent la porte quand ils entendent ce qu’on leur propose comme paies ? Il n’y a même pas le moindre respect pour ceux qui affichent au compteur des années d’expérience. C’est à peine si on ne leur dit pas qu’ils sont des mendiants et qu’ils feraient mieux d’accepter ces offres, sous peine de se retrouver sous les points de France et de Navarre…
Le destin de tout un peuple ne saurait se réduire à un jeu entre « les plus blancs » qui proposent X et des poussières et « les moins blancs » qui eux aussi proposent X et des poussières. Dans les deux cas, les cadres issus d’Occident et du Maghreb quant à eux, ont largement plus que X et des poussières à la fin du mois.
Ce livre est complet en ce sens qu’il aborde bien des pans des relations entre notre continent et les envahisseurs, venus d’Europe, représentés par leurs États, la chrétienté, et les entreprises occidentales.
Je vous livre d’autres extraits concernant la politique salariale en ce temps-là.
Bonne lecture !
Les gouvernements coloniaux établirent une discrimination contre l’emploi d’Africains dans les catégories supérieures ; et, chaque fois qu’il arrivait à un Blanc et à un Noir d’occuper le même poste, le Blanc était certain d’être payé bien davantage. C’était le cas à tous les niveaux, des fonctionnaires aux mineurs. Les travailleurs salariés africains des colonies britanniques de la Côte de l’Or et du Nigeria étaient plus aisés que leurs frères de bien d’autres régions du continent, mais dans l’administration ils ne pouvaient accéder qu’aux catégories subalternes. Dans la période précédent la dernière guerre mondiale, les fonctionnaires européens en Côte de l’Or recevaient un salaire moyen de 40 livres sterling par mois, ainsi qu’un logement de fonction et d’autres avantages. Les Africains avaient un salaire moyen de 4 livres. Il y avait des cas où, dans une entreprise, un Européen gagnait autant que ses vingt-cinq adjoints réunis. En dehors de l’administration, les Africains trouvaient à s’employer dans les chantiers de construction, les mines, et en tant que domestiques – tous emplois qui rapportaient peu. C’était de l’exploitation sans responsabilité et sans compensation. En 1934, quarante-et-un Africains furent tués dans une catastrophe minière de la Côte de l’Or, et la compagnie capitaliste se contenta d’offrir 3 livres aux familles de ces hommes, comme indemnité compensatoire.
Là où les colons européens se trouvaient nombreux, les différences de salaires étaient faciles à percevoir. En Afrique du Nord, les salaires des Marocains et des Algériens, atteignaient seulement entre 16 et 25% des salaires des Européens. En Afrique de l’Est, la situation était bien pire, notamment au Kenya et au Tanganyka. La comparaison avec les gains et le niveau de vie des colons blancs, met en évidence, par contraste, l’incroyable faiblesse des salaires africains. Tandis que Lord Delamare contrôlait 50.000 hectares de terres au Kenya, le Kenyan devait, dans son propre pays, détenir un laisser-passer (kipande) pour pouvoir mendier un salaire de 15 à 20 shillings par mois. C’est dans le Sud du continent que l’on trouvait l’extrême limite de l’exploitation par la force ; et en Rhodésie du Sud par exemple, les ouvriers agricoles recevaient rarement plus de 15 shillings par mois. Les mineurs avaient un petit peu plus s’ils étaient à demi qualifiés ; mais leurs conditions de travail étaient aussi plus insupportables. Les travailleurs non qualifiés des mines de Rhodésie du Nord n’avaient parfois pas plus de 7 shillings par mois. Un chauffeur de camions dans la célèbre « Ceinture de cuivre » appartenait catégorie « semi-qualifié ». Dans une mine donnée, les Européens effectuaient ce travail pour 3O livres par mois, tandis que dans une autre, les Africains le faisaient pour 3 livres par mois.
Dans tous les territoires coloniaux, les salaires furent diminués pendant la période de crise qui secoua le monde capitaliste dans les années 1930, et ils ne furent ni augmentés ni rétablis avant la fin de la dernière guerre mondiale. En 1949, en Rhodésie du Sud, on allouait aux Africains employés dans des secteurs municipaux des salaires minimum de 35 à 75 shillings par mois. C’était une amélioration considérable par rapport aux années précédentes, mais les ouvriers blancs (qui travaillaient 8 heures par jour alors que les Africains travaillaient 10 ou 14 heures) recevaient un salaire minimum de 20 shillings par jour, plus un logement gratuit, etc.
Les Rhodésiens présentaient un système miniaturisée du système sud-africain de l’apartheid, qui opprimait la plus importante classe ouvrière industrielle du continent. Dans l’Union sud-africaine, les ouvriers africains travaillaient loin sous terre, dans les conditions inhumaines que les Européens n’auraient pas tolérées en Europe. Par conséquent, les ouvriers sud-africains récupéraient l’or, de gisements qu’ailleurs, on aurait considérés comme non rentables. Et c’est pourtant la fraction blanche de la classe ouvrière qui recevait les profits disponibles sous forme de salaires. Des responsables administratifs ont reconnu que les compagnies minières pouvaient payer leurs mineurs blancs plus chers que partout ailleurs dans le monde, à cause des superprofits qu’elles faisaient en payant un salaire de misère aux ouvriers noirs.
En dernière analyse, c’étaient les actionnaires des compagnies minières qui profitaient le plus. Ils demeuraient en Europe et en Amérique du Nord, et recueillaient chaque année les dividendes fabuleux de l’or, des diamants, du manganèse, de l’uranium, etc., que la main-d’œuvre africaine extrayait du sous-sol africain. Pendant des années, la presse capitaliste même célébra l’Afrique australe comme source de superprofits garantis de capitaux investis.
Obambe GAKOSSO, June 2014©